Deux ans déjà ! par Boris ENET

Deux ans déjà

Le 24 février 2022, l’armée impérialiste de Poutine partait à la conquête de l’Ukraine et de toute ou partie de son territoire. Des centaines de milliers de vie perdues, de part et d’autre de frontières reconnues et bafouées depuis, et il n’en fallait pas davantage pour que la gauche française se fracture sur la question. Dans la campagne européenne à venir, elle dessine deux camps irréconciliables, qu’on le veuille ou non. Alors que nous portons avec vigueur derrière R. Glucksmann une prise de conscience paneuropéenne sur la nature du régime de Poutine, son caractère impérialiste et donc périlleux pour l’ensemble de l’Union, et conséquemment une accélération du calendrier pour une industrie européenne de la défense capable de soulager le front ukrainien à terme, les chantres d’un pacifisme formel invoquent Jaurès et une ultime trahison des forces sociales-démocrates. Double sornette.

Faire parler les morts est toujours un procédé discutable devenu malheureusement commun. En revanche se revendiquer du grand homme sans l’avoir lu complètement si ce n’est pour en retenir les leçons d’un élève honnête de première générale dans son combat contre l’affrontement de 1914, n’est pas à la hauteur de ceux qui prétendent donner des leçons à gauche. Jaurès s’est opposé au conflit de 1914 parce qu’il considérait que les prolétariats européens allaient payer le prix fort d’un conflit opposant les intérêts des classes dominantes du continent, comme l’ensemble des socialistes de la seconde Internationale avant leur ralliement à l’Union Sacrée. Mais cela ne réduit en rien sa pensée à un pacifisme atemporel dans un anachronisme grossier le transformant en Bob Marley avant l’heure. D’abord parce que Jaurès s’est penché sur l’expérience de la Commune de Paris et comprenait parfaitement les insurgés parisiens refusant la nature du compromis avec ceux de la monarchie prussienne devenue allemande. Mais surtout parce qu’en 1910, dans L’Armée Nouvelle, Jaurès justifie la guerre lorsque le droit international est menacé, lorsque les démocraties, l’Etat de droit sont victimes du militarisme et de l’impérialisme. C’est cela la leçon de Jaurès : comme tout socialiste, comme toute conscience humaine, la guerre est une atrocité, un fardeau et un échec de l’humanité mais il n’y a aucun échappatoire moral ni politique à la guerre lorsque les démocraties et les valeurs fondamentales du genre humain sont menacées faute de quoi le pacifisme se transforme en collaboration active avec les bourreaux. Et il n’est pas inutile de rappeler ici l’inspiration qu’a constitué cette œuvre majeure pour le jeune De Gaulle au milieu des années 30 du siècle dernier, à l’heure où il était lui-même confronté à un état-major sénile n’anticipant pas ce que contenait l’hitlérisme parallèlement à une opinion publique traumatisée par le désastre humain de la « grande guerre ».

La seconde sornette consiste à invoquer un internationalisme de salon sans aucune conséquence pratique, qui masque une incompréhension des rapports géopolitiques du moment. Au nom d’une matrice strictement souverainiste et nationale, LFI et son premier cercle de lieutenants pourchassent depuis deux semaines les « va-t’en guerre » que nous serions.  Voici donc ceux qui se réclament peu ou prou de l’engagement en Espagne en 1936 pour défendre la République, célèbrent à juste titre Manouchian et ses camarades dans leur engagement antifasciste, se revendiquent de la lutte anticoloniale aux côtés des peuples opprimés des années 1950 et 60, brailler jour après jour la paix. La paix, la paix.

La paix, pourvu qu’on ait la paix. La paix, pourvu que le poulet ukrainien ne vienne pas déstabiliser le marché dans un curieux front unique avec la FNSEA, digérant les 9 milliards d’aides de la PAC, la paix pourvu que l’UE reste à sa place et que Poutine puisse manœuvrer comme il l’entend du Caucase au Moyen-Orient, des pays baltes au front sud-oriental du continent.  Cet internationalisme inconséquent n’est pas sans rappeler la sentence de Churchill s’adressant à Chamberlain en octobre 1938 au premier ministre britannique de l’époque mais surtout elle est absurde quand bien même sera-t-elle pavée de bonnes intentions. Si Poutine et ceux qui sont en seconde ligne derrière lui – du Hamas, à la dictature iranienne des Mollahs, du Belarus à la RP de Chine, du boucher de Damas aux gouvernements africains sous la coupe des milices Wagner…- venaient à l’emporter, ce ne serait pas seulement la défaite d’un peuple libre et d’un Etat souverain au cœur de l’Europe, ce serait celle des démocraties, de l’Etat de droit, du Droit International, des Droits de l’Homme, de la garantie des frontières et la plongée dans une déstabilisation généralisée d’un ordre mondial inégalitaire mais perfectible au bénéfice d’un chaos bâti sur la violence et le militarisme.

C’est ici que le concept de « guerre défensive » de Jaurès prend tout son sens pour ceux qui se seront donné la peine de le lire en refusant de le dévoyer et c’est un de nos défis d’éduquer et de vulgariser la pensée complexe de celles et ceux qui nous ont inspirés depuis un siècle pour ne pas les réduire à des slogans binaires esseulés à la solde des nationaux-populistes.

Boris ENET, militant socialiste de la métropole de Montpellier

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